(English version below)
 



     Ce qui frappe dans le travail d’Etienne Fouchet est la puissance organique qui jaillit des formes, de ces matières incroyablement travaillées, retournées, comme torturées, mises à nue pour mieux livrer leurs potentialités. Il y a là une sorte de jubilation faussement trompeuse. Trompeuses, ces œuvres le sont. En effet, elles pourraient laisser penser qu’elles attestent d’un engagement très direct, presque de l’ordre de la performance. Il n’en est rien même si l’implication du corps de l’artiste rejaillit toujours, même si le fini manuel conditionne une esthétique très spécifique1. Impossible d’ignorer par exemple que la série des Forces Attractives (2010-2011) est l’aboutissement d’un geste initial violent : laisser tomber d’une grande hauteur un madrier dans un bloc de terre. Mais le geste n’est pas théâtralisé, mis en scène2. Etienne Fouchet prend soin de mouler le résultat (en plâtre) pour lui donner une dimension plastique inédite. Ici, l’expérimentation sur la plasticité d’un matériau et sa capacité à se déformer sous l’action d’un choc violent se cristallise dans une forme identique et pourtant si différente dans son rendu. Les opérations nécessaires à sa réalisation conditionnent la forme. En même temps, elles ne constituent pas le sujet de l’œuvre. Ainsi, les planches en bois qui circonscrivent Forces attractive III (2010) sont tout autant le résultat d’une nécessité technique (maintenir la cohésion d’un ensemble) qu’une volonté de faire librement jouer les effets de matière. Le plâtre moulé permet aux planches d’amplifier la relation entre espace intérieur et circonférence, entre la spécificité des coups de madrier et la brutale pauvreté du bois grossièrement travaillé. Par un effet de redoublement, ces planches fonctionnent simultanément comme cadre (ou périphérie) de l’œuvre et comme matière, véritable écho aux deux versants de l’œuvre, son endroit et son envers.

 

 

     Autant avouer que l’art d’Etienne Fouchet n’est pas sans rapport avec la modernité et une volonté de la mettre en crise. Pas étonnant qu’il fut un temps élève de Richard Deacon3, artiste pour qui la revendication de l’autonomie de l’objet sculpté passait par un rapport critique avec la notion d’accomplissement du médium. Etienne Fouchet partage donc la même passion que son ainé pour une approche expérimentale des matériaux, pour une reconsidération de la forme, pour un jeu avec l’espace et la physicalité du spectateur. De façon souterraine, les œuvres de ces deux artistes sont également traversées de mille références historiques. Et si Deacon avoue une certaine fascination pour le travail de Jean Arp, Naum Gabo ou Tatline, Etienne Fouchet aime à évoquer Henry Moore, notamment les figures couchées tel Reclining figure de 1979. Mais à la différence de Moore, Etienne Fouchet refuse l’évidence d’une interprétation anthropomorphique de la figure humaine. Chez ce jeune artiste, la figure humaine est congédiée, écartée. Elle réapparait subrepticement dans un second temps, lorsque le spectateur prend pleinement conscience des formats. L’échelle est maintenue dans une ambigüité, une sorte d’ambivalence qui convoque la stature humaine (couchée, débout) et la maintient à distance. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder Sans Titre (2011) et ses 1,59 m de hauteur ou encore la série des Stumbling Block de 2009 dont la masse pesante évoque les sarcophages du Moyen Âge. L’instabilité de ces «gisants»4, l’affirmation de leur picturalité, sont autant de traits qui dépassent ce rapport à l’histoire. En surgit un questionnement sur la perception d’un bloc de matière dès lors qu’il contrarie les lois élémentaires d’un fini parfait. Pesanteur et légèreté entrent ici en tension5.

 

     
     Dans les œuvres d’Etienne Fouchet, les références à l’histoire de l’art sont donc visibles, non pas comme des citations, mais comme une sorte de réactivation sans cesse distanciée. Prenons Gisant (2011), Grotto (2010) ou Concrétion (2009), trois sculptures en résonance directe avec certains traits du maniérisme italien du XVIe siècle mais aussi l’attrait pour le merveilleux qui allait présider à la naissance du roccocco. La singularité des formes semble tout droit issue de ces cabinets de curiosité du XVI et XVIIe siècle avec leurs naturalia disputant aux productions humaines le soin de montrer l’enchantement du monde. Etienne Fouchet nous parle tout autant de cet enchantement mais selon d’autres modalités. Il sait combien ce n’est ni une nature pétrifiée ni un mode symbolique de représentation de l’univers qu’il lui faut organiser. Au contraire, cette outrance dans l’arrangement des formes, si typique d’un maniérisme suranné, acquiert ici une nouvelle actualité. Alors que le maniérisme tentait de donner à ces réalisations une nouvelle dynamique, Etienne Fouchet poursuit cette quête mais selon des modalités plus radicales : à savoir rendre visible l’énergie de toute «présence» dans un espace donné. On sait combien le spectateur entretient une relation inconsciente forte avec les effets de matière, avec tout ce qui renvoie à une expérience primitive du monde, souvenirs lointains ou nos doigts d’enfant trituraient la terre humide, ou nos yeux émerveillés découvraient la pureté des formes d’une pierre, les dessins cachés dans les fissures des murs vieillis, bref ces arrangements fortuits de choses. La matière comme piège du sensible n’est possible qu’à condition d’amplifier cela pour mieux creuser les formes et leurs donner une incarnation nouvelle. Toute sculpture ne peut entretenir un rapport dynamique avec le monde qu’en jouant simultanément sur ces souvenirs évanescents, ces expériences lointaines, tout en refusant un renvoie trop évident à l’ordre des choses. Il y aurait chez cet artiste l’idée qu’une œuvre constitue parfois une réponse émotionnelle, immédiate à un sentiment du monde. Mais souvent cette réponse est lente, très réfléchie, soumise à des expérimentations renouvelées. L’intérêt de ce séjour à la Casa Velázquez a reposé sur cette idée : donner à Etienne Fouchet le temps d’apprivoiser le vide, le creux, l’espace qui l’environne. La masse, l’exubérance des matières et des couleurs servent à cela, à circonscrire une présence et accessoirement une relation au temps (car toute sculpture est affirmation du temps). Le travail d’Etienne Fouchet se situe justement dans un entre, entre le lieu et l’espace, entre le statisme et la dynamique, entre action et repos. À nous d’en saisir toute la portée.

 

 

 

Damien Sausset, 2012

 

 

 

 

1  Jean-Marc Bustamante adoptait dans les années 1980 une position assez similaire quoique plus ouvertement héroïque dans le résultat : «Je recherche ce que j’appelle un fini «agricole», c’est-à-dire un équilibre entre le fini industriel et le fini manuel». 
 

2  On pourrait d’ailleurs opposer Etienne Fouchet à Bernard Venet dont les lignes indéterminées attestent avant tout d’un travail de torsion violent de l’acier corten renvoyant l’imaginaire du spectateur aux forces hors normes capables d’un tel travail.

Etienne Fouchet fut élève dans l’atelier de Richard Deacon au Beaux-arts de Paris (Ensb-a) de 2006 à 2008.

Plus particulièrement dans Stumbling Block I et Stumbling Block II de 2009.

Selon d’autres modalités, une partie du travail de Richard Serra dans les années 1970 tournait autour de cette question, influencé en cela par certains travaux antérieurs de Robert Morris ou Alan Saret, tous deux engagés dans l’interrogation sur la perception via les matériaux mous. 




English version:


     
 

     What is striking in the work of Etienne Fouchet is the organic power that flows from its shapes, from the materials that are incredibly fashioned and twisted, as if distorted, stripped bare to better deliver their potential. In this there is a kind of falsely deceptive jubilation. These works are indeed deceptive. One might be led to think that they show an extremely direct involvement, something almost like a performance. This is not the case, even though the involvement of the artist’s body is always present, and even though the manual finish leads to a very specific aesthetic1. For example, it is impossible to ignore the fact that the series Forces Attractives (2010-11) is the result of an initial violent act: dropping a plank into a block of clay from a great height. But the act is not dramatized or staged2. Etienne Fouchet molds the result (in plaster) to give it an original plastic dimension. Here, experimenting with the plasticity of a material and its capacity to be deformed by a violent impact crystallizes into a form which is identical, and yet very different in its rendering. The operations needed to produce it condition its form. At the same time, they are not the subject of the work. As such, the wooden planks that enclose Forces Attractives III (2010) are as much the result of technical necessity (maintaining a cohesive whole) as of a desire to give free rein to the effects of materials. The molded plaster makes it possible for the planks to magnify the relationship between interior space and circumference, between the specific nature of the impacts from the planks and the brutal poverty of the crudely shaped wood. Through a duplicative effect, these planks act both as a frame (or periphery) for the work and as a material, a real reflection of the two sides of the piece, its front and back.

 

 

     Needless to say, the art of Etienne Fouchet is not unrelated to modernity and a desire to challenge it. It is no surprise that he was once a student of Richard Deacon3, an artist who claimed autonomy for the sculpted object via a critical view of the idea of the accomplishment of the medium. Etienne Fouchet shares with Deacon the same passion for taking an experimental approach to materials, reconsidering form and playing with space and the physicality of the viewer. Beneath the surface, the works of these two artists are likewise marked by numerous historical references. While Deacon acknowledges a certain fascination with the work of Jean Arp, Naum Gabo and Tatlin, Etienne Fouchet likes to make reference to Henry Moore, and in particular to the recumbent figures, such as Reclining Figure from 1979. But in contrast to Moore, Etienne Fouchet refuses an obvious anthropomorphic interpretation of the human form. In the works of this young artist, the human form is dismissed, brushed aside. It reappears surreptitiously later on, when the viewer becomes fully aware of sizes. Scale is maintained in an ambiguous state, a kind of ambivalence which invokes human stature (reclining, standing) and keeps it at a distance. To see that this is true, one only has to look at Sans Titre (2011) and its 1.59-meter height, or the Stumbling Block series of 2009, whose bulky forms call to mind the sarcophagi of the Middle Ages. The instability of these «recumbent statues»4 and the affirmation of their pictorial quality are so many features which go beyond this connection with history. This provokes questions about the perception of a block of material when it goes against the elementary rules of a perfect finish. Tension arises here between heaviness and lightness5.

 
 

     In Etienne Fouchet’s work, references to art history are thus visible, not as quotations, but as a kind of reactivation, continually kept at a distance. Take for example Gisant (2011), Grotto (2010) or Concrétion (2009), three sculptures that directly echo certain traits of sixteenth century Italian mannerism, but also the attraction to the fantastic element which would bring about the birth of rococo. The singularity of the forms seems to issue directly from the cabinets of curiosities of the sixteenth and seventeenth centuries, with their naturalia competing with man-made objects to show the enchantment of the world. Etienne Fouchet speaks to us just as much about this enchantment, but in different ways. He knows that it is neither a petrified depiction nor a symbolic representation of the universe that he must organize. On the contrary, this excess in the arrangement of forms, so typical of old-fashioned mannerism, acquires a new relevance here. While mannerism was an attempt to give new impetus to these creations, Etienne Fouchet is continuing this quest in more radical ways: namely, by making visible the energy of any “presence” in a given space. We know that viewers have a strong subconscious connection with material effects, with everything that takes us back to a primitive experience of the world: distant childhood memories in which we ran our fingers through damp earth, discovering with wonder the pure lines of a stone or drawings hidden in the cracks of old walls, in short, these fortuitous arrangements of things. Matter can only encapsulate the perceptible world if this is magnified, in order to better carve shapes out and give them a new incarnation. A sculpture cannot maintain a dynamic relationship with the world except by playing simultaneously on these evanescent memories and distant experiences, all the while refusing overly obvious references to the order of things. In the works of this artist, there seems to be the idea that a work can sometimes be an immediate emotional response to a feeling about the world. But often this response is slow, carefully considered, and subject to repeated experiments. The aim of the stay at Casa Velázquez was based on this idea: to give Etienne Fouchet the time to master the void, the emptiness, the space around him. The mass and exuberance of the materials and colors serve to mark out a presence, and consequently, a relationship with time (for all sculpture is an affirmation of time). Etienne Fouchet’s work lies precisely in a “between”: between place and space, between stasis and motion, between action and rest. It is up to us to comprehend its full significance. 

 

 
 

Damien Sausset, 2012

 
 

 

1 In the 1980s, Jean-Marc Bustamante adopted a rather similar, though more overtly heroic, position with regard to the result: “I am looking for what I call an ‘agricultural’ finish, that is to say, an equilibrium between the industrial finish and the manual finish”.

 

2 We could moreover compare Etienne Fouchet with Bernard Venet, whose indeterminate lines bear witness above all to violent twisting of the rusting steel, leading the viewer to imagine the out-of-the-ordinary forces capable of producing such work.

 

Etienne Fouchet was a student in Richard Deacon’s studio at the École Nationale Supérieure des Beaux-Arts of Paris (Ensb-a) from 2006 to 2008.

 

Particularly in Stumbling Block I and Stumbling Block II from 2009.

 

5 By different methods, a part of the work of Richard Serra in the 1970s revolved around this question, influenced by some previous works by Robert Morris and Alan Saret, who were both exploring perception via soft materials.